Cour de justice de l’Union européenne : le gouvernement des juges pour étendre l’empire du marché ?

Depuis une quarantaine d’années, l’ordolibéralisme est devenu la doctrine principale de l’Union européenne (UE). Apparu dans les années 1930, ce courant de pensée se fonde sur le droit pour construire un marché régi par les règles de la concurrence « pure et parfaite ». L’UE a profité de la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux pour reproduire ce modèle à l’échelle continentale. La Commission et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), au fil de leurs arrêtés et directives, veillent à ce que les États ne s’écartent pas du vertueux chemin de l’orthodoxie. Cet entrelacs institutionnel, mal connu en raison de sa complexité, a cependant acquis une influence déterminante sur les politiques économiques nationales.

Aux origines de l’ordolibéralisme

Né dans la Freiburg School durant les années 30, l’ordolibéralisme est le produit de la rencontre de trois universitaires : un économiste, Walter Eucken, et deux juristes, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth. Contrairement aux libéraux classiques, ils estimaient qu’un marché concurrentiel n’émergerait pas spontanément de l’interaction des agents économiques. Pour construire un tel marché, il fallait un cadre juridique qui institutionnalise les règles de la concurrence « pure et parfaite ». À cette fin, ils ont élaboré un programme articulé autour de la notion de l’ordre (Ordnung), compris « à la fois comme constitution économique et comme règle du jeu ».1 L’État doit « consciemment construire les structures, l’ordre dans lesquels l’économie fonctionne » mais « il ne doit pas pas diriger le processus économique lui-même » (Walter Eucken).

Lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

En effet, les gouvernements risquent souvent d’intervenir confusément car influencés par les revendications irrationnelles (contrariant la science économique) de la population. Pour limiter cette possibilité, les ordolibéraux ont songé à constitutionnaliser des règles économiques très strictes, que les gouvernements seront contraints de respecter2. Mais plus que la Constitution, c’est tout le corpus du droit qui doit être utilisé pour stabiliser et soutenir l’économie concurrentielle. La loi devient un « compagnon nécessaire du marché »3.

En 1957, deux lois essentielles sont votées en Allemagne de l’Ouest : l’une consacre l’indépendance de la Bundesbank, tandis que l’autre met fin aux limitations de la concurrence. La marche sur les voies sûres de l’ordolibéralisme peut commencer.

Le Cour de justice de l’Union européenne, pointe avancée de cette judiciarisation compétitive de l’économie

Grâce à sa promotion quasi-continue par l’Allemagne, l’ordolibéralisme devient progressivement la doctrine d’union. C’est ce que reconnaît volontiers Jens Weidmann, président de la Bundesbank, qui a déclaré que « tout le cadre de Maastricht reflète les principes centraux de l’ordolibéralisme ».4

La Cour de justice de l’Union européenne se pose comme la gardienne de l’esprit des traités, « autonome du droit national », lui permettant d’être son unique exégète.

L’exemple le plus frappant réside dans le Pacte de stabilité et de croissance intégré dans l’accord de Maastricht (articles 121 et 126) qui impose un déficit public inférieur à 3% du PIB et à 60% de la dette publique. Dès lors, l’Union européenne interviendra principalement pour assurer un ordre économique stable et structuré. Pour éviter qu’il soit contrarié, la délibération est tenue à bonne distance du processus de décision, la grande majorité des institutions européennes étant non-démocratiques – que l’on pense à la Commission européenne, à la CJUE ou bien évidemment à la Banque centrale européenne, indépendante.

Pour s’assurer du respect de ces orientations politiques, l’élite européenne a profité d’un soubassement juridique facilitant la domination légale des institutions européennes sur les gouvernements. En 1963 et en 1964, deux arrêts de la CJUE basée à Luxembourg bouleversent la hiérarchie des normes. Le premier, l’arrêt van Gend en Loos, déclare que les traités européens s’appliquent directement aux citoyens. Cela signifie qu’il n’y a plus le filtre traditionnel du droit international, où un traité signé par un État doit d’abord passer par le parlement. L’effet d’une loi européenne devient donc immédiat. Le second va plus loin encore : l’arrêt Costa contre ENEL affirme que toutes les règles juridiques européennes supplantent le droit national, y compris les Constitutions. Selon la Cour : « le transfert opéré par les États, de leur ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire, des droits et obligations correspondant aux dispositions du Traité, entraîne donc une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de Communauté ».5

La suprématie du droit européen n’en demeure pas là : c’est à partir de cet arrêt que la CJUE multiplie les références à « l’esprit » des traités pour justifier ses arrêts, « passant ainsi d’un examen juridique à une interprétation téléologique, d’une mission juridictionnelle à une dimension politique »6. La CJUE se pose depuis comme la gardienne de cet esprit « autonome du droit national », lui permettant ensuite d’être son unique exégète. Comme nous l’explique l’Institut Thomas More dans un rapport datant de mai 2019 : « ce ne sont plus les États membres qui, titulaires en droit international de la souveraineté, disposent d’une compétence générale qu’ils peuvent déléguer à un organe de coopération mais un ordre constitutionnel dans lequel ledit organe, et plus précisément l’outil juridictionnel interne à celui-ci, serait devenu, au titre d’un “esprit” et d’une primauté visant à une Union européenne sans cesse plus étroite7, le maître de la compétence, définissant les principes que les États n’ont plus le pouvoir de mettre en œuvre »8.

Alors que, du moins officiellement, les démocraties fondent la légitimité de la constitution et des institutions judiciaires sur la nation souveraine, voilà que la Cour européenne justifie ses arrêts à partir d’un « esprit » qui dépend d’elle-même.9

Cette réalité juridique contribue non seulement à la réputation d’opacité de la CJUE, mais aussi aux doutes émis quant à son indépendance vis-à-vis des institutions communautaires. Par exemple, en 2010, une journaliste de Bloomberg demande à la Banque centrale européenne des documents relatifs aux transactions financières illégales du gouvernement grec pour cacher sa dette publique. Ces documents auraient montré comment la Banque centrale était au courant bien avant 2009 de ces mesures illégales, et auraient probablement révélé l’implication de Goldman Sachs, et, donc, du futur Gouverneur de la banque centrale, Mario Draghi (ancien dirigeant de Goldman Sachs).10 Ils auraient démontré que, loin d’avoir pris les dirigeants de l’UE de court, l’ampleur du déficit public de la Grèce était en réalité bien connu. La BCE a refusé la demande de la journaliste, qui a décidé de faire appel à la CJUE. Malgré l’article 15, qui indique noir sur blanc le « droit d’accès aux documents des institutions », la CJUE décide en 2014 de donner raison à la BCE. Gunnar Beck, professeur de droit européen et député européen depuis mai 2019, conclut : « la CJUE a préféré interpréter les traités pour protéger les institutions au lieu de promouvoir la démocratie et la transparence ».11

Le libéralisme par le droit

Ce cadre politico-juridique a facilité l’instauration d’un ordre libéral en Europe. Les « quatre libertés » – de circulation des biens, des capitaux, des services, et des personnes – sont garanties par la Commission et la CJUE. La Commission utilise des outils que l’on pourrait qualifier d’indirects : les directives et les décisions. La directive résulte d’abord d’une proposition de la Commission devant le parlement européen et le Conseil de l’Union européenne. Ces deux dernières instances peuvent certes intervenir de différentes manières sur la directive finale, mais elles ne peuvent pas elles-mêmes en proposer. Dans certains cas, le parlement n’a qu’un rôle consultatif.

Récemment, la justice européenne a condamné l’État belge à deux millions d’euros d’amende et 7.500 euros d’astreinte par jour à cause d’une fiscalité avantageuse pour les Belges qui achètent une résidence secondaire en Belgique plutôt qu’à l’étranger.

La directive « lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens »12. Elle fixe le but à atteindre, mais laisse aux États un délai de transposition – de 6 mois à parfois 3 ans – afin de leur laisser le choix des moyens pour y parvenir. La Commission s’assure ensuite de la bonne application de ces directives, n’hésitant pas à mobiliser les procédures d’infraction. Ces procédures n’impliquent pas toujours des amendes écrasantes, mais elles semblent fonctionner sur le long terme. En octobre 2003, la Commission a lancé 135 procédures contre la France, en novembre 2019, seulement 3413.

Au total, ce sont plusieurs centaines de directives qui ont été émises afin de démanteler les obstacles de toute nature qui pourraient se dresser sur le chemin de l’unification du marché. Par exemple, en 2000, la directive 2000/36/CE relative aux chocolatiers règle une longue dispute entre fabricants de chocolat traditionnel, qui utilisent du beurre de cacao, et ceux qui emploient des matières grasses végétales. Les premiers réclamaient la protection de l’État, et l’interdiction de l’usage de matières grasses végétales, perçu comme vecteur d’une concurrence déloyale. Mais ce sont les seconds qui l’emportent en faisant « valoir la libre circulation des marchandises ».14 La directive force les différents pays européens à autoriser l’adjonction de matières grasses végétales autres que le beurre de cacao dans la limite de 5% du produit fini.

Aux directives s’ajoutent les « décisions », autre instrument juridique utilisé principalement par la Commission, et qui, dans beaucoup de cas, n’implique pas les procédures législatives décrites précédemment. Ainsi, la Commission peut prendre un acte juridique contraignant pour un gouvernement sans en passer par le parlement. En 2012, en conséquence d’une décision de la Commission, la France a été condamnée à reprendre 642 millions d’euros accordés à SNCF mobilités parce que certains financements étaient jugés incompatibles avec le marché intérieur.15

La Cour, quant à elle, sert, en général, à légitimer les directives et les décisions de la Commission. En mars 2018, elle confirme la décision de la Commission relative à SNCF mobilités. La même année, elle entérine aussi « la décision de la Commission ordonnant à la France de récupérer 1,37 milliards d’euros dans le cadre d’une aide d’État accordée à EDF ». Au nom du marché commun, ces deux subventions étatiques ont été déclarées contraires aux règles de la concurrence.

Plus important encore, la CJUE s’assure du respect des traités européens (Traité de Maastricht, Traité de Lisbonne, Pacte budgétaire européen de 2012) qui ont l’ascendant sur les lois nationales grâce à l’arrêt Costa : on assiste donc à un constitutionnalisme à l’échelle européenne. Récemment, la justice européenne a condamné l’État belge à deux millions d’euros d’amende et 7.500 euros d’astreinte par jour à cause d’une fiscalité avantageuse pour les Belges qui achètent une résidence secondaire en Belgique plutôt qu’à l’étranger16. Cela irait, selon la CJUE, à l’encontre de la « libre circulation des capitaux ».

De quoi poser la question de la compatibilité entre un programme de rupture avec le libéralisme économique et le maintien dans les institutions européennes ?

Sources :

1 DENORD F., KNAEBEL R., et RIMBERT P., « L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent », Le Monde diplomatique, août 2015, disponible ici.

2 GERBER D.J., « Constitutionalizing the Economy: German Neo-liberalism, Competition Law and the “New” Europe » , 42 Am. J. Comp. L.25, Janvier 1994, disponible ici. « Here the concept of an economic constitution was central because if a constitutional choice regarding the economy acquired the same status as a political constitution, adherence to its dictates would be mandated. Any governmental action that does not conform to constitutional economic principles should be overturned by the courts, they argued, just as if it had violated the political constitution. »

3 Ibid.

4 Conférence à l’institut Walter-Eucken, Fribourg-en-Brisgau, 11 février 2013.

5 Cour de justice des Communautés européennes, disponible ici.

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6 Institut Thomas More, Principes, institutions, compétences : Recentrer l’Union européenne, mai 2019, p. 20, disponible ici.

7 Référence au préambule du Traité sur l’Union européenne : « résolus à poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe. »

8 Institut Thomas More, Principes, institutions, compétences : Recentrer l’Union européenne, mai 2019, p.21, disponible ici.

9 article 3 de la Déclaration française des droits de l’Homme et du citoyen : « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane essentiellement. »

10 BODONI S., MARTINUZZI E., « ECB Wins Court Ruling to Keep Greek Swap Information Secret, Bloomberg, 20 février 2014, disponible ici.

11 Vox Pop – A quoi sert la Cour de justice de l’Union européenne?, disponible ici.

12 Article 288 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

13 European Commission, Performance per governance tool: Infringements, disponible ici.

14 AZOULAI, L., Chapitre 5 : « Le marché intérieur » dans Politiques européennes, 2009, disponible ici.

15 ADDEN AVOCATS, « La garantie implicite illimitée en faveur de La Poste résultant de son statut d’établissement public est qualifiée d’aide d’État par la CJUE », CJUE 3 avril 2014 République française contre Commission européenne, aff. C-559/12, disponible ici.

16 GALLOY P., « L’État belge frappé d’astreinte pour sa fiscalité sur les immeubles étrangers », L’Echo, 12 novembre 2020, disponible ici.